C’est donc tous feux éteints que
Brémond continue a gravir le chemin escarpé de son existence. L’oubli ne le gêne absolument pas, il compte même un peu sur lui pour que
s’épaississe l’ombre dans laquelle se meut son ombre.
Une épaisseur parfaite, puisque cette planche de salut résiste à vingt-sept ans d’us et d’usure. Pas vingt-huit, mais vingt-sept, parce que
vingt-sept lui suffisent pour parvenir à son but. Provisoire, bien entendu – à part la mort, il n’y a rien de définitif, pas même l’univers dont les tenants et aboutissants, en dépit de ce que
l’on en sait, suppute et subodore, demeurent ensevelis dans les limbes d’une physique qui reste à inventer.
Mais vingt-sept ans passés à être et faire qui et quoi ? Sans doute, un biographe scrupuleux, menant aussi méthodiquement que
méticuleusement son enquête, répondrait aisément à cette question double avec toutes les précisions requises : lieux de résidence, durée de séjour, activités, maladies, naissances, décès,
mariages, etc. Une telle chronologie, augmentée d’une description détaillée de quelques journées-types et des renseignements sur ceux des comportements professionnels, civiques et religieux les
plus caractéristiques, ne ferait en vérité que photographier un gisant pourvu d’une carte d’identité ficelée à son gros orteil.
Ce qu’il est et ce qu’il fait n’est pas même à deviner et pas plus difficile à connaître, autrement dit à comprendre. À condition
toutefois, c’est l’évidence, d’aimer la beauté et toute la chaîne de ses conséquences. Pour qui a vu la peinture de Brémond, pour qui l’a vu peindre de 1975 à 1977, sait de source sûre que
l’homme et son art ont été mis en pratique. Le paysage et le visage ne font plus qu’un seul personnage sans âge, une personne dont la vie intérieure remplit de telle sorte le monde extérieur, que
le monde dans lequel Brémond vit est un monde intérieur.
Il y a fort à parier que nul n’a perçu ni ne perçoit cette réalité. La disparition de Guy Brémond équivalait à un perdu en mer par gros
temps. Or aussitôt qu’un homme est perdu de vue, il est perdu de vie. La sienne ne s’en est pas même frotté les mains, sûr qu’il n’a plus eu que le temps de ne pas en perdre une miette. Dire que
pendant vingt-sept ans il n’a pas écrit une ligne ni peint un millimètre carré de toile, c’est encore trop peu dire : il a vécu ce que s’il avait peint ou écrit il n’aurait jamais pu vivre
ce qu’il a écrit et peint ensuite. Une lapalissade qui exprime fort bien l’extrême rareté d’hommes capables d’aller jusqu’à l’extrême limite de l’harmonie, de la mesure, de l’équilibre, de
l’ordre, ce qui suppose d’ailleurs un intense enthousiasme pour les appliquer quotidiennement. La suite en est la démonstration.
Puisqu’il y a une suite à 2004, une continuité, une perpétuité (d’aucuns n’hésitent pas à parler en cette matière – amoureuse
puisqu’il s’agit de beauté – d’éternité) qui est l’accomplissement de l’une des inscriptions gravées par les sept Sages au fronton du temple de Delphes :
“rien de trop” (mhdn ¤gan).
☆
Séquelles
« L’ombre, la nuit, le noir, les ténèbres, le sombre, le nocturne… Autant de lieux étranges qui, en six mois à peine, sont
devenus pour lui son milieu naturel. Cavernicole. Il ne sort plus de ce crâne posé sur l’étagère de ses épaules. Il y est enfermé, verrouillé, écroué.
Il n’est pas même un hibou branché à son arbre : il ne sait pas hululer. Il est une absence dans le silence comme le sable est dans le
béton. D’ailleurs il ne mange plus que ce qu’il sécrète. Non pas une pensée, un raisonnement ou un rêve, mais un souvenir enfoncé dans sa vie comme un poignard à lame de miel. Si bien qu’il ne
fait plus que se dévorer l’intérieur, se manger la moelle de l’os rond. Son goût, sa passion, sa manie.
À le voir – mais qui le voit, qui vient, qui peut venir le voir là où il est ? –, la première idée qui s’impose est celle d’un oiseau
rare. Un drôle d’oiseau. Gris. Un tas de cendres aux yeux vides, debout, bras ballants ; un tas au regard perdu qui attend on ne sait quoi ou qui.
Il ne remue pas, ne remue rien, ne mue pas non plus. Il est le contraire du Phœnix : il refroidit ses propres cendres en ne survivant
que dans son ombre. C’est du reste un être très obscur qui fait si bien corps avec sa consistance crépusculaire que faute d’éclairer à l’aide de projecteurs puissants le trou noir de ce crâne, on
le croit absent. Ce qui n’est pas le cas. Car il est bien là, tapi, clapi, terrien enterré dans son terrier. Même ainsi démunie du nécessaire, cette caverne est le seul endroit où il ne subit pas
de revers, de jugement, de condamnation, de rejet, de refus, d’exclusion, de négation. Là, et là seulement, il a encore la sensation d’un certain moelleux, un duveteux, un onctueux, comme si un
dieu quelconque l’enveloppait de plumes. Vraiment un drôle d’oiseau, en effet !
Et ce n’est pas qu’une image, une manière de dire, oh non, du tout ! Il s’agit vraiment d’une réalité constatée, vue, visitée,
excursionnée, touchée des dix doigts. Bien qu’en vérité toutes ces vérifications ne sont après tout que des impressions de spectateurs, de voyageurs, de vendangeurs, de voyeurs. Même si certains
se piquent d’ethnographie, de sociologie, de psychologie, psychiatrie, psychanalyse et autres spécialités indigènes ou exotiques. Non seulement il s’en fout, mais il les fout à sa porte en les
ignorant, comme on laisse à leur crasse les ignorants, qu’ils sont.
Il est vrai qu’il est à son affaire, et que pour ce faire il n’a nul besoin de témoins. Qui le dérangent. Il n’a besoin que d’obscurité.
Autrement dit de nudité, de vacuité. Toutes les sortes et espèces. Il ne supporte plus le plein, l’épais, le lourd, le poids, le gros, le gras, l’opaque, le compact, le massif, ni la force et
tout ce qui s’ensuit. Cet homme des ténèbres est dorénavant celui du délié, du vide, par conséquent de l’anonymat, de la solitude, du silence, de l’abstinence, de la continence. S’il existe,
c’est dans la finesse, la sveltesse, le léger, le menu, le subtil, le raffiné, la délicatesse… Il est un plus léger que l’air, un ultra-léger, au contraire des gros-porteurs. Bref, un drôle
d’oiseau.
Qui vit désormais les yeux fermés. Plus exactement, les yeux ouverts à l’intérieur de son crâne, dans son trou noir. Parce qu’il a une vue
essentiellement nocturne. Donc il voit loin, voit haut, voit profondément. Ce que bien entendu les ignorants ignorent, eux qui savent tout ce qui se voit en plein soleil. Or ce sont justement ces
hommes de poids, de sérieux, de gravité, d’efficacité, d’action, de bruit, de fonction, de place et de course à la hussarde (mais pesants comme des joues, des fesses et des ventres élus par
celles des femmes qui ne sont sensibles qu’à la quantité de peinture sur un chef-d’œuvre), qui sont une des causes pour lesquelles il s’est, toutes affaires cessantes, scellé dans sa tête de
mort.
Ce qu’il y fait ? Rien, justement. Et surtout pas d’y cultiver son jardin, secret ou public. Il n’a pas de jardin, il n’a que ce crâne,
ce pot de terre. On l’a dit, il attend. On redit : rien. Pas plus son heure – et laquelle dans ce cas, sa dernière, la première, la bonne, la mauvaise, la fugitive, la chaude, celle du
berger ? – que quelqu’un, quelque chose ou quelque sort. Non, il attend. Peut-être que le jour disparaisse enfin
du monde, que toutes les lumières soient vaporisées… ? Mystère. Cet oiseau de nuit est décidément impénétrable.
Répétons-le, un volatile qui ne ressemble que d’excessivement loin à un hibou. D’abord parce que ce n’est pas un rapace, pas un chasseur, pas
un carnassier, pas un carnivore. Il a bien trop longtemps été le gibier, la carne pour carnassière ! Qui plus est, gibier laissé pour mort, abandonné, parce que repoussé après avoir été
attiré dans un rendez-vous au cours duquel il fut examiné, disséqué, pesé, mesuré, jaugé et jugé inapte, inadapté, incompétent, insuffisant, insignifiant et indigent. Rien que ça. En un mot, il
ne faisait pas le poids. Soi-disant qu’il était fragile. Lui qui était aussi viril qu’agile ! Contrairement aux mastiffs noueux, aux musculeux viandeux qu’on lui avait préférés haut la
main…
Depuis il vit dans l’ombre. La sienne, pas dans une ombre portée par un autre, distinguo. Tout ce qui ressemble à du soleil, à du rayon
d’huile, à de la chaleur, du rire, de l’éclaboussure de mer des Caraïbes, ou à des fleurs éclatantes de Nouvelle-Calédonie le blesse, le torture et le martyrise. Tout ce qui a figure humaine le
persécute. L’extérieur du monde n’est plus pour lui qu’une pelure de tyran qui se fait prendre pour un dieu et rendre un culte. Si du moins la nuit ne le préserve pas des pillards, des riards,
fêtards, criards, soudards et autres escobars (fortes têtes cultivées au point d’être les préférées des dames collectionneuses de tels coups de cul), la nuit du
tombeau le protège du seul visage humain encore capable de l’attirer jusque dans le gynécée de son regard, dans l’ovaire de ses lèvres, l’ovule de
sa douceur, de sa tendresse…
Une femme dont il a peur. Aussi met-il les bouchées doubles et se dévore-t-il sans mâcher les mots, s’arrachant des morceaux, avalant tout
rond sa chair dédaignée, sa mémoire avivée d’un souvenir amalgamé à cette femme qui de deux mots l’a réduit à merci. À rien.
Si bien que depuis, claquemuré nuit et jour dans son crâne, il se mange la cendre, le tas gris, la matière grise. Il bâfre l’indigent,
engloutit l’insignifiant, boulotte le fragile et le fluet. Cavernicole. Muet, sans muer ni remuer. Miné.
Or un jour, peut-être celui des morts, cette même femme, probablement poussée dans le dos par la main d’un supposé regret, cousin du trop
tard, décide de se rendre jusqu’à l’établissement où l’oiseau rare en question croupit dans sa cage.
Elle demande à le voir. Requête à laquelle on ne fait nulle objection. Toutefois, en la conduisant vers la pièce qui le contient, on la
prévient que cet homme est aujourd’hui totalement muré, qu’il est quelque chose comme un sable arrêté dans son sablier…
On lui ouvre la porte ; on la laisse. Elle entre. Il fait noir, il fait lent. Un silence ou un cilice, elle ne sait. Elle attend pour
voir que son œil s’accommode. C’est long. Ton sur ton. Flotte une légère odeur de chlore. Enfin elle aperçoit dans ce gris une masse grise ramassée au milieu d’une table. Elle s’approche.
Et voit une veste, ou un blouson, disons une veste appuyée des deux coudes sur la table à laquelle elle est assise, une veste immobile avec
deux mains crispées sur le col, une veste, un col sans tête, sans tête… ! Une tête, comprend-elle bientôt, entièrement enfermée dans la veste, enfermée dans la veste boutonnée jusqu’au col
avec les mains crispées dessus pour l’empêcher de sortir…
Depuis, cette femme vivrait repliée dans cette vision qui, dit-on, remplit entièrement l’espace clos de son crâne. Elle resterait nuit et
jour recroquevillée dans la veste grise de ce hibou aux pattes crispées, deux pattes qui l’empêcheraient de sortir de cette veste où une ombre triste la dévorerait en arrachant des
bouchées… »
© 2005 Guy Brémond