Sont-ils vraiment si rares, ou plus nombreux qu’on croit, ceux qui aiment le robuste dessin et la frêle aquarelle avec le cœur sur la main ? Car enfin, comme dans tout rapport amoureux, il faut bien qu’il y ait réciprocité…
Pour qui fréquente avec quelque peu d’assiduité musées, galeries, concerts, éditeurs, libraires et antiquaires, sait pour le voir et le vivre que certains amoureux, refusant de rester transis, osent approcher une porcelaine de Sèvres du XVIIIème siècle, une bergère estampillée Sulpice Brizard, etc., mais ne trouvent en lieu et place de cœur sur la main qu’une main de fer exigeant la bourse ou la vie. Ils veulent pourtant bien donner leur vie (c’est d’ailleurs souvent déjà fait), seulement, comme une vie à la bourse plate ne vaut pas même les deux mètres carrés de terre pour l’enterrer…
C’est exactement comme si une belle femme refusait systématiquement tout amoureux n’ayant pas les bourses…, pardon ! la bourse pleine de la richesse qu’elle juge être l’équivalent de sa fortune (dont on connaît les caprices, c’est-à-dire ceux du sort, du hasard). Alors que sa beauté, ne lui en déplaise, est la chose du monde la plus gratuite qui soit. Mais laissons ce (faux) problème – résolu, mais dont la plupart des hommes refusent la solution pour d’évidentes raisons de pouvoir, de plaisir, de puissance, autrement dit de vanité, en d’autres termes de démesure, donc de laideur…
Laissons. La réciprocité en matière d’objets d’âme, appelés plus couramment objets d’art, n’existe d’abord que dans celui qui est saisi, commotionné par ledit objet, jusqu’à ce que l’affinité élective l’autorise ensuite à le saisir à son tour, et par retour à ressentir aussitôt combien l’amour est en effet vraiment diffusif. On croit à peu près tous qu’un tableau est un objet inerte que l’on peut à loisir accrocher, décrocher, retourner, encadrer, décadrer, rentoiler, revendre, monter au grenier, descendre à la cave, poser sur la cheminée comme un pot (qui du reste a pu servir à composer une nature morte), regarder, lui tourner le dos, etc., sans qu’il bronche : un diamant peut-être, mais rien qu’une pierre. Alors qu’il est aussi vivant que le livre dont la lecture nous captive, que la musique dont l’écoute nous transporte… Ces lieux communs sont fort utiles, ils permettent en effet de remarquer que dire et faire font deux et que cette vieille tarte à la crème fait encore les délices de (presque) tout le monde, y compris surtout de ceux qui se gaussent avec hauteur des locuteurs de lieux communs. En vérité, on spécule, mais en y mettant l’art et la manière : l’immortelle hypocrisie.
Lorsque Guy Brémond (et d’autres, j’espère !), après avoir vu pendant une heure ou plus, l’homme ou la femme passer par tous les stades du saisissement explicite, puis prendre congé, le sourire courtois mais le regard affligé, donne spontanément l’objet de ce tourment, il parachève son œuvre en la haussant à la réciprocité qui fonde l’égalité. Si l’œuvre vaut 100, il ne la dévalorisera ni n’humiliera la personne en ramenant sa valeur vénale à 50 ou 30. Qu’en revanche une personne B l’achète sans discuter pour ce qu’elle vaut, le peintre ne s’en plaindra d’autant moins que pour lui les deux actes reviennent au même – à ceci près, repartira-t-on raide comme balle, que dans ce second cas, Brémond a 100 dans la fouille au lieu de zéro, ah mais !
Exact. Une repartie qui rejoint, gonflée à bloc, les susdits lieux communs. Avec les lois du marché on tourne toujours en rond. Et pour sortir de ce rond-point, la seule solution, outre celle de Raymond Devos, est d’agir comme Alexandre le Grand qui, plutôt que de perdre son temps à le dénouer, trancha le nœud qui attachait le joug au timon du char de Gordias, ce qui revient à donner le tableau à son amoureux, plutôt que de tenter de résoudre la quadrature du cercle infernal de l’économie de marché, en exploitant, par exemple, tous les systèmes de crédits et autres manœuvres dilatoires. S’il n’agit évidemment ainsi qu’avec les personnes dont la parfaite adéquation entre l’expression pudique de leur sentiment et celle, non moins pudique, qui émane de l’œuvre est avérée, Guy Brémond, ce faisant, n’en a pas moins délibérément choisi de vivre sans doute pauvrement, mais bellement. D’aucuns prétendent que l’on peut tout à fait vivre richement et bellement. S’il n’ignore pas cette assertion, je crois que Brémond n’a jamais essayé de la vérifier.
« Tous les jours on passe à trois millimètres d’une opération à cœur ouvert, sans la voir. On s’en va plus loin continuer à ne pas voir toutes les femmes qui s’égorgent en marchant jusqu’au bout.
Au bout de la rue, en tournant à gauche, on entre dans le gynécée des pierres blanches.
Dans toutes les lignes de ces mains levées, on lit une vie, une beauté, un amour, une femme qui est passée à trois millimètres d’un regard qui ne savait pas lire à cœur ouvert. »
© Guy Brémond, in Récitatif
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