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22 juillet 2009 3 22 /07 /juillet /2009 07:31



Il est établi que l’homme a cinq sens : le goût, l’odorat, l’ouïe, le toucher et la vue. De même, il est convenu que de ces sens primaires partent d’autres sens comme autant de branches, puis de celles-ci d’autres encore comme autant de rameaux, et ainsi de suite. L’homme intérieur serait une sorte de mille-pattes…

On pourrait comparer ces cinq sens aux couleurs primaires dont le mélange en égale proportion de deux d’entre elles constitue les couleurs secondaires, dont à leur tour, toujours en égale proportion, le mélange d’une d’entre elles avec une couleur primaire produit les couleurs tertiaires… À partir de là toutes les nuances sont permises, ce qui peut mener fort loin.

La preuve : cet homme, quadrupède parvenu à la bipédie, station verticale dynamique, est également parvenu à la bidextrie que le mille-pattes exploite jusqu’à la virtuosité de l’ambitextrie. Cet homme utilise le même procédé avec ses (cinq) sens en les développant de manière géométrique. À cet égard, on parle souvent de don, de génie, d’inclination, de talent, d’habileté, d’opportunité… En réalité – et c’est le cas de ceux que la tradition persiste, non sans raison, à nommer et qualifier d’artistes – cet homme de sens (de bon sens) est en possession (par accroissement de ses facultés) d’une capacité de discernement tel que sitôt le passage à l’acte surgissant (avec autant d’enthousiasme que d’impétuosité), c’est tout l’éventail des mille sens qui est sollicité. Le peintre peint dans cet état d’excitation intérieure dirigé de main de maître par la raison et son expression. Et ce poète parmi d’autres crée d’autant plus parfaitement de la beauté (avec tout ce que contient d’universellement et de personnellement humain ce mot et la chose, en vérité cosmique, dans sa double signification d’ordre et d’ornement) qu’il explicite clairement la consonnance 1 des parties, la mesure, le rythme, même dionysiaque, dès lors que ses sens conjugués sont à l’œuvre et restent souverains de l’esprit et du cœur.

L’intuition poétique, la transition spontanée, la densité suggestive – le tout figurativement, sensiblement exprimé de la manière la plus limpide, la plus concise, et sur le ton, la tonalité rompue, altérée, bémolisée, diésée, qui, comme le sang retourne à sa source pour en ressurgir nouveau-né, va au cœur de l’homme en évitant les cultures hors-sol de son cerveau –, sont parmi d’autres ceux des sens qui sont à l’origine de la beauté que nous appelons l’amour. L’insensé seul substitue au sérieux de cet absolu la frivolité de sa volonté de puissance, dont l’expression la mieux connue de sa chienne est son chien dénommé Pognon (rejeton le plus féroce parmi sa chiée : Mensonge, Guerre, Vanité, Hypocrisie…).

 

            « Votre esprit est la main du miroir. Écrivez-moi. En remplissant la face d’une feuille, vous remplissez du vôtre le jour de ma naissance. Jamais je ne tourne la page.

Votre parole est le moyeu des mots dont le sens est le regard qu’on ne quitte pas un instant des yeux. […] »

 

© Guy Brémond, in Récitatif. 

 

 

1  Selon l’Académie, le mot s’orthographie consonance, avec une seule n. Mais Littré l’écrit avec deux n, ainsi que toute la série : consonnant ; consonnantique, consonnantisme, jusqu’à consonne qui s’orthographie, selon la même docte Académie, avec deux n. Littré est plus logique, qui d’ailleurs s’étonnait (voir détoner et détonner) ainsi : « Pourquoi l’Académie écrit-elle consonnance avec deux n, et dissonance avec une seule n ? »

 

 

 

 

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21 juillet 2009 2 21 /07 /juillet /2009 06:35



Il arrive fréquemment que l’on soit devant une œuvre comme il arrive qu’on soit devant une femme (ou inversement) à qui l’on vient d’affirmer qu’on l’aime – à l’instant d’ailleurs où elle-même affirme le même sentiment : qu’éprouve-t-elle en créant cet amour ?

Qu’a éprouvé le poète, le musicien ou le peintre au moment (qui peut durer des mois, des années, une vie) où il créait ce que l’on ressent exactement comme l’expression d’un amour ? Car à moins qu’ils se bornent à une activité de décorateur (qui n’est bornée que pour ceux qui prétendent concevoir, fabriquer, créer quelque chose de supérieur, alors qu’ils s’engluent dans un galimatias subalterne), ils ne peuvent que déclarer leur amour in æternum.

Si bien qu’après le premier coup d’œil, après le surgissement ou la lente montée, par capillarité, de l’admiration, du plaisir, de l’émoi – auxquels sentiments se joint souvent, sans les déranger ni troubler, et plus souvent encore en les fortifiant, une réflexion sur la forme et le fond – on se trouve devant l’œuvre dans le même état intérieur que le créateur.

Mais un état d’activité qui agit presque toujours à l’insu du bénéficiaire. Lequel, en outre, neuf fois sur dix, court-circuite ces prémices de la contemplation (prêtes à lui révéler une réalité unique) : il n’entendra donc jamais cette déclaration d’amour. Il passe en effet déjà à la page suivante, au tableau suivant, à la femme suivante, ou bien se laisse happer par un tiers, distraire par une discussion.

Beaucoup ne parviennent pas à dépasser le stade du coup d’œil, de l’apparition de l’admiration et du plaisir conjoint : ils restent à la surface de l’œuvre, font en quelque sorte du patinage artistique, évoluent sur ce miroir de glace en considérant la peau du visage, arrêtés qu’ils sont par la question saugrenue : est-ce figuratif, abstrait, etc. Dès lors, tout est terminé : le bavardage intérieur s’installe, l’extérieur, l’aspect pelliculaire du monde prend, comme le bronze chasse la cire dans le moule, la place intérieure : elle n’existe plus. À ce stade du trop tard, l’homme ne s’intéresse plus à l’amour, mais uniquement à la forme du nez de madame, si la figure de madame est abstraite ou figurative…

Il  ne s’agit plus du tout de : « belle amie…, ni vous sans moi, ni moi sans vous », mais de savoir si le physique de cette chère amie témoigne bien de son temps, est moderne, est à la mode, répond aux canons de l’académisme contemporain… Il va de soi que dans cet état de conformisme, toute contemplation est dorénavant impossible, interdite de séjour.

 

 

 

 

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20 juillet 2009 1 20 /07 /juillet /2009 05:56



Contempler un tableau, ce n’est pas seulement le regarder, même avec attention, c’est d’abord et de plus le considérer par la pensée. C’est s’absorber à la fois dans la vue et dans la pensée de ce tableau, ou de cette personne, de ce paysage. C’est sentir et ressentir profondément tout en se livrant à la méditation. De même que l’on ne se borne pas à écouter la musique, à lire un poème.

Ce verbe (contemplātĭo) s’est spécialisé dans les domaines intellectuel, spirituel, voire mystique. Autrement dit ce verbe actif ne se réduit pas à cette seule fonction abstraite, il consiste aussi à observer, examiner ; un objet, certes, mais tout spectacle qui nécessite de faire usage de ces actes de l’esprit. Ce qu’on peut contempler, se dit tÕ >eèrhma : un spectacle, un objet d’étude, un art, une science ; donc contemplation d’un spectacle (au sens général du terme), et contemplation intellectuelle, spéculative, le mot ayant donné le français théorème. Sachant que >šw c’est courir, parcourir, disputer une course ; >ewršw c’est assister comme spectateur (par exemple aux jeux olympiques), passer en revue une troupe, contempler le pays ; au figuré, c’est contempler par l’intelligence, juger, comparer, etc.

En revanche, ce n’est pas parce qu’un objet pictural, musical ou littéraire porte le nom de poème, tableau ou trio qu’il va automatiquement susciter la contemplation, ou la volonté d’effectuer les efforts qui doivent y conduire. Pour y parvenir, sont indispensables, avec le langage ou l’expression considérée, la beauté et l’amour. Trois absolus. Ou plutôt un seul : l’homme dans sa solitude. Une solitude radicale. S’il ne sent pas, ne saisit pas, ne comprend pas qu’il est là, face, sinon même dans l’œuvre, aussi seul qu’il va l’être dans sa mort, alors il ne peut en effet faire corps avec la beauté, que celle-ci soit un tableau, un “ciel par-dessus le toit”, un trio de Milhaud, une femme ou La  Folie Tristan.

Cette radicalité ressortit au silence, de majesté car le silence est le puits de la vérité. Or toute beauté fait silence : là où sévit un bavardage frappe une laideur. Cette aspérité babillarde, dépositaire ou receleuse de banalités méchantes comme de vulgarités perverses et de cruautés cyniques, rejette en hululant toute contemplation.

De même que le peintre ou le poète à l’œuvre s’isole, il faut s’isoler pour contempler l’œuvre achevée, l’œuvre offerte. S’il est possible, l’on s’assoit alors devant la fenêtre ouverte sur le monde, et l’on s’ouvre à sa beauté. Le soir pénètre comme un amour ; une douceur grise répand sa clarté tendre ; la vie commence.

 

«  […] L’instant suivant, fait d’on ne sait quoi de bref et de compact, est entièrement occupé par le flux d’une musique proprement allaitante. Cette musique est en effet une poitrine qui allaite en battant des flancs, en haletant. Les premières mesures ruissellent, régulières, invariables. À la fois porche d’entrée, porte étroite, sentier sinueux, montée impérieuse, accès de plain-pied au battement cardiaque de la vie, du vent, de la mer... Scansion envoûtante d’une constriction, étau velouté dans lequel la raison chancelle. Sonate en un mouvement large, sobre, calme. Densité étale, quasiment nocturne, sans un cillement. Une voix abdominale sur l’onde de laquelle glissent parfois, fugaces, irréguliers et nets, des orbes fugués sillonnés d’éclats qui psaument le tout. Mouvement d’arche tendue, barre d’acier trempée d’une larme qui la courbe en un instant de sourire. Un chant semblable à une lame de ressort aux yeux bandés, un chant qui serait à bout de souffle sans pourtant pouvoir cesser… […] »

 

© Guy Brémond, in Noria.

 

 

Nota bene : Dorénavant, s’inscrira en tête d’article le titre : À propos d’étymologie, suivi du mot mis sur la sellette. Dans cette rubrique, seront en effet examinés (succinctement) les principaux termes qui reviennent systématiquement dans les textes de ce voyage, termes non pas dus à l’auteur Cicérone, mais à l’œuvre dans laquelle il convie ses lecteurs à effectuer ce voyage intérieur. Cet “À propos d’étymologie” (en haut, à droite, dans : À propos) débutera par le mot amour.



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19 juillet 2009 7 19 /07 /juillet /2009 06:18


Le propre de tout voyage est l’imprévu, l’inattendu. Voyager selon un plan, en suivant une carte, un programme, un itinéraire, un balisage, revient à supprimer, entre Troie et Ithaque, toute l’Odyssée d’Ulysse. Voyager dans l’Histoire, dans l’univers ou dans une œuvre, c’est voyager dans l’homme. Si toutefois on a eu la précaution de précisément n’en prendre aucune, et surtout pas celle qui consiste à penser l’œuvre, l’univers ou l’Histoire (que le h, comme dit quelque part Guy Brémond, soit majuscule ou minuscule, il n’est jamais qu’à hauteur d’homme) de la même manière qu’on pense le présent, l’aujourd’hui, l’instant, le maintenant et son propre nombril. Naviguer avec un pareil gouvernail, voyager avec une pareille boussole, serait le plus sûr moyen de ne voir que la face visible de ce qui restera caché.

Certes, tout voyage a un but, ne serait-ce que celui de ne pas s’en donner. Thor Heyerdahl avec son radeau Kon Tiki (Tiki, fils du soleil), Alain Bombard avec son canot pneumatique, avaient chacun un but parfaitement clair. Or l’un comme l’autre devaient se soumettre à l’imprévu, à l’inattendu, sauf à fausser l’expérience, la démonstration. Mais le vrai voyage, celui qui offre toute l’extension possible de la découverte, est encore celui de la bouteille à la mer.

Tel est celui qui est entrepris ici. Si ce voyage dans l’œuvre et dans l’homme, d’un peintre et d’un écrivain, a pour but de faire découvrir une vie et son langage, une beauté et son expression, il n’a pour gouvernail et boussole que l’homme et l’œuvre dont il est question. Ce sont eux seuls qui dirigent le voyageur, ils sont les éléments : le vent, la mer, le temps, la pluie… C’est la raison pour laquelle on va “à la diable”. Le cicérone de ce périple n’ayant lui-même aucun guide. Nous ne faisons pas du tourisme ni ne visitons Chambord.

On fait mieux : ne serions-nous pas, en effet, la couleur au bout du pinceau que le peintre applique là il doit, là où il en voit la nécessité ? Ou l’encre au bout de la plume avec laquelle l’écrivain écrit le mot juste ? De plus, ne sait-on pas que couleur et encre effectuent elles-mêmes un voyage dans l’homme ? L’œuvre ne s’interpose pas comme un relais, une escale, mais elle s’impose comme ce qu’en peinture on nomme un médium, un véhicule : le liant qui crée l’osmose. En l’occurrence l’osmose entre le peintre, l’œuvre, et celui qui la contemple. L’œuvre ainsi comprise est toujours un dialogue d’homme à homme.

Si l’affaire consistait à lire un poème, à dire c’est beau en fermant le livre et à passer à autre chose, ce serait visiter Chambord, dire c’est beau et passer à Chenonceau, Azay-le-Rideau, etc., à la file. Ce genre de voyage organisé ne permet de vivre que comme on roule sur une autoroute, comme on remplit un caddie dans un supermarché. Or, ainsi modelés, manipulés, dressés (“éduqués” selon le modèle majoritaire qui fait mœurs et loi en jouant sur du velours), beaucoup lisent, regardent, écoutent la musique, la peinture et le livre comme ils roulent sur l’autoroute et remplissent leur caddie.

Le voyage de la bouteille à la mer est l’opposé de la possession (en vérité on ne possède jamais rien : on est possédé) d’une peinture, d’une femme, d’un livre, d’un homme, à la hussarde, en diagonale, en autoroute ou en caddie. Un livre ne se lit pas en tournant page sur page, en courant, mais en s’arrêtant, en revenant sur tel passage, telle phrase, tel mot…  La contemplation, dirait (et dit) Brémond, n’est pas faite pour les chiens. La contemplation est le sérieux de l’existence.

 

« Elle sort à l’aube et grandit le pré jusqu’à l’orée des bois où les arbres sont en oiseau.

Elle marche les yeux ouverts sur la chair d’une lettre qu’on lit ici avant de la replier comme un être dans le sien – où dort du sommeil de sa dernière enfance, celle qui tous les jours sort à l’aube jusqu’à l’orée des bois. »

 

© Guy Brémond, in Récitatif.

 

 

 



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18 juillet 2009 6 18 /07 /juillet /2009 06:19

Dans tous les textes de Guy Brémond, comme dans toutes ses peintures, règnent le silence et la solitude. Deux qualités simultanées soudées à la sensibilité, à la sobriété et à la suggestion. Si bien que textes et peintures ne sont évidemment pas du goût de ceux dont la vie se passe dans la foule et le bruit (du petit groupe d’amis et la conversation chaleureuse qui s’ensuit, à la masse humaine compactée dans un stade, une salle, une place, et le vacarme assourdissant qui en résulte). Par voie de conséquence, l’homme de cette œuvre subirait le même sort.

           D’une manière générale, toute œuvre – ce qui élimine tous les ersatz, tous les faux et usage de faux – implique, pour être regardée, appréciée, aimée, le silence, donc la solitude. Une peinture, un poème, ne souffrent pas plus qu’une musique le bavardage et le coup d’œil fugace lancé depuis un conglomérat d’hommes. Pourtant, là où il ne viendrait pas à l’esprit d’authentiques mélomanes de commenter entre eux l’Et exspecto ou le Quatuor pour la Fin du Temps, de Messiaen, durant leur exécution, il vient à l’esprit et à la bouche des amateurs de peinture, alors qu’ils sont face à l’œuvre, de disputer entre eux des mérites ou démérites de celle-ci. Cette différence de comportement démontre que ces personnes ne comprennent rien (à l’humanité dans l’homme, à l’œuvre qui sort de telles mains : artistique, littéraire, amoureuse, sociale, musicale, politique…). Ne leur importe pas même leur propre personne laissée à croupir au fin fond d’elles-mêmes. Ne les “enthousiasment” (de ™n>ousi£zw : être inspiré, œn>eoj : inspiré par les dieux, celui en qui est un dieu) que la mondanité, le colifichet, la gloriole et l’argent.

Aussi n’y a-t-il rien de surprenant dans le fait instructif que l’œuvre de Brémond “n’enthousiasme” pas les foules : elle impose silence. Elle est le silence. Elle est la bouche ouverte qui ne peut être touchée que par une autre bouche ouverte : autrement dit deux silences s’accouplent, deux solitudes font l’insulaire insurrection de l’amour, la surrection de la bonté, l’érection de la beauté. Une évidente continuité, car pour qui aime une œuvre, ces propos sont des lapalissades. Mais le cas de Brémond provoque d’incomparables aggravations de pensées, défectueuses, bien sûr : la solitude et le silence qu’exige son œuvre sont jugées intolérables, insupportables. Aussi lui tourne-t-on le dos en bafouillant : c’est barbant, faute de penser à se taire pour faire usage de son regard jusqu’au cerveau. L’échec et la défaite tiennent toujours à l’abdication : la volonté refuse de fournir l’effort de discernement approprié.

Brémond est vraiment tel qu’en son œuvre on le voit et le vit, du moins pour peu que l’on se donne la peine délectable d’exprimer, conjointement au sien et à la sienne, un silence et une solitude grâce à l’innovation desquelles on découvre une longévité d’existence que le langage courant, faute de mieux, appelle l’éternité.

Ce qu’en la faisant essentiellement humaine et terrestre, on pourrait, entre autres traductions, exprimer de la façon suivante : « […] le doux lait blanc d’une vache que le joug n’a point souillée, le miel brillant que distille la pilleuse de fleurs, joints à l’eau qui coule d’une source vierge ; et aussi cette pure et joyeuse liqueur, sortie d’une mère sauvage, d’une vigne antique ; ce fruit odorant de l’olivier blond, dont le feuillage vivace s’épanouit en toute saison ; et des fleurs en guirlandes, filles de la terre fertile… » Eschyle, Les Perses.

 

 

 

 

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17 juillet 2009 5 17 /07 /juillet /2009 05:10


Voyager à l’intérieur d’un homme ressemble à un voyage à l’intérieur d’une vieille ville fortifiée – vieille parce qu’elle a une histoire, et fortifiée parce que sa pudeur de femme la défend. Mais n’y ressemble qu’à la condition où le voyageur respecte deux impératifs. Le premier exige de se montrer attentionné, de n’être occupé que des beautés de cette ville. Le deuxième exige d’avoir les capacités grâce auxquelles on est à même de découvrir le “trésor” forcément caché (sa nudité) de cette même ville. Ou de cette même femme. En l’occurrence de ce même peintre ou poète.

Si le voyageur remplit ces deux clauses, il peut alors s’aventurer à l’intérieur du vase, là où, dans le liquide amniotique de l’âme, règnent dans l’obscurité préservative toutes les racines des fleurs offertes à la lumière des regards.

« On peut comparer la vie à une étoffe brodée dont chacun ne verrait, dans la première moitié de son existence, que l’endroit, et, dans la seconde, que l’envers ; ce dernier côté est moins beau, mais plus instructif, car il permet de reconnaître l’enchaînement des fils. » Schopenhauer. Moins beau, ce n’est pas si sûr : l’intérieur d’un homme a la beauté de l’utilité, la seule qui soit effective, advenue, telle celle d’un outil poli par l’usage, d’une œuvre accomplie par le travail assidu, de la création achevée par la personne studieuse. C’est là la beauté sobre, simple, silencieuse. Toutes choses qui contrastent avec l’extérieur de l’homme qui ne peut s’empêcher de faire plus ou moins du théâtre. Au lieu qu’à l’intérieur, même si le vase contient déjà un voile de vase faite d’à-peu-près, de faux-semblants et autres feintes et hâbleries diverses, il est rare que l’acteur ait les coudées vraiment franches : les racines des fleurs (même si elles n’éclosent jamais, même si elles restent à jamais enclosent dans leur capitule, même si elles ne vont jamais au-delà du bourgeon) produisent en effet un contrepoison redoutablement efficace.

Cette beauté intérieure s’extériorise par la raison (l’explication, la clarté) et le langage qui en est l’expression. Rien n’échappe à cette fonction, y compris, en dépit de leur réputation, les passions, les folies et furies : elles aussi sont contraintes de passer par cette filière qui, comme son nom l’indique, amincit le fil (d’or, d’argent, de cuivre ou de plomb) jusqu’à le rendre propre à tenir serrées l’une contre l’autre toutes les perles des mots, des pensées.

Le peintre, le musicien, tous les poètes, à l’aide du mode d’expression qui est le leur, extériorisent leur vie intérieure de telle sorte qu’elle est, pour le voyageur des merveilles, la vieille ville fortifiée dans laquelle ce dernier va pénétrer – et en découvrir (à la fois ôter le voile qui recouvre la nudité, et comprendre la nudité dévoilée) les deux côtés de la vie – ou de l’étoffe brodée de Schopenhauer. 

Qui ne sait, pour l’avoir vivement éprouvé, parfois jusqu’à la violence (violence de la douceur ou violence de la noirceur) qu’une œuvre, quelque transposée qu’elle soit, est toujours une nudité, qui peut aller jusqu’à la crudité, et qu’en l’écoutant, la lisant ou la regardant, c’est la nudité même de l’homme qu’on écoute, lit ou regarde. L’épure, cette vérité dont le fond émerveille les uns, dont la forme agace les autres, mais dont l’intérieur commotionne les uns et les autres.

 

« […] Je continue à vous dérouler le fil en aiguille, les faits bruts. On entre en gare. Je vous prends le bras, vous prenez votre sac à main, nous sortons. Le couloir est un boîtier d’horloge rempli des rouages de sa cohue ; on y introduit nos deux grains de sable ; on attend dans la masse. Bien sûr, on vous assène de regards et j’ai immédiatement le geste de vous soustraire à cette indiscrétion contondante qui vous lapide. Mais on est solidifié dans le mortier qui engorge le passage, permafrost à consistance courbatue, parcouru du bruissement d’un blabla suffoqué. Il y a des poussades ; on est tapissé aux uns et aux autres. Le train s’immobilise ; on avance à pas rétrécis. Je vous précède pour vous aider à descendre. Aide utile comme un outil, un accessoire. L’agitation est trapue ; la foule s’échevelle. Je vous entraîne immédiatement à toutes jambes pour vous épargner le contrôleur, le bureau du chef de gare, le chef de gare, les explications… On remonte le quai et le blafard, on traverse le hall et le blême, on sort. La file de taxis ; on monte dans celui qui s’impose. Je vous demande le nom d’une rue, un numéro ; je les répète, on roule. Je ne vous quitte pas de l’œil. Lequel me tranquillise : vous avez dans l’ombre qu’éclaire par bribes la lumière citadine le visage de celle qui refait ses comptes. Je ne saurais pourtant appuyer mon regard sur cette femme à figure mincie – sous la pellicule de laquelle paraît toutefois le filigrane d’un esprit net. Vous ressemblez trait pour trait à l’intelligence chevronnée qui tire sa révérence sans savoir que l’enfance de l’art d’aimer remet sa pendule à l’heure en disant que ce n’est pas du jeu… C’est l’heure où la circulation est brutale, bruyante ; les rues sont un broyat de brouhahas. Vous êtes assise dans cette voiture comme si vous étiez dans une forêt, une usine, une salle d’attente. Si l’on vous prenait en photo, on verrait que vous êtes pareille à la tête d’épingle d’une étoile à neutrons flaquée au fin fond de votre grotte. Pour vous tout est objet : voiture, ville, chauffeur, moi et votre corps aimanté par la délivrance. Votre immeuble. Je vous accompagne : je suis votre prothèse provisoire, le geste que vous n’avez pas […] »

 

© Guy Brémond, in Récitatif.

 

 

 

 

 

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16 juillet 2009 4 16 /07 /juillet /2009 06:21


Lorsque, après deux heures et demie de voiture, on s’arrête enfin, qu’on se déplie pour sortir du véhicule, ce que l’on entend et voit est tel, qu’au lieu de claquer la portière derrière soi comme toujours on se retourne pour la fermer sans bruit…

Tous ceux qui viennent en ce lieu agissent de même. Tous regardent autour d’eux, comme s’ils cherchaient une chose indispensable jamais trouvée mais qui pourrait se trouver là…

Là, pourtant, il n’y a rien. C’est-à-dire qu’il y a le ciel – il est vrai pas tout à fait comme on le voit de partout – et des arbres, des sapins ; des sapins qui couvrent toutes les pentes d’une montagne qui entoure une sorte de clairière culturale. Et bien entendu un silence aussi libre et sans limite que le ciel, aussi droit et enraciné que les sapins.

L’ensemble est sévère, voire austère. Le regard pas plus que l’ouïe ne sont distraits. Au contraire, tout ici les convie au recueillement. À tel point que la voiture paraît totalement anachronique, pire : déplacée comme le serait un geste brutal. L’air semble être issu d’une culture biologique, comme dit la mode cultivée parce qu’elle rapporte de l’argent. L’air vaut mieux que ça puisqu’il circule ici librement, et qu’il a un goût sauvage très prononcé.

À ce stade, tout le monde est à la fois décontenancé, étreint et, bien qu’encore à l’insu de chacun, invinciblement charmé, au sens propre du mot, enchanté, là aussi au sens premier. Ces personnes, venues là en visite, font alors quatre pas, s’arrêtent, soudain surprises, puis jettent les yeux sur leurs pieds : ce sont donc eux qui remuent tout ce bruit ?

Ce sont deux dames. Si elles diffèrent quant à l’aspect, elles se ressemblent trop quant au fond pour n’être pas la mère et la fille. Chacune est belle d’une courtoisie qui perce l’apparence. La maison est en face. Vieille. Cinq fenêtres et la porte ouverte. De l’herbe et des fleurs – sauvages comme l’air, le ciel, le silence – envahissent un goudron mourant. Une des deux dames, la mère, frappe discrètement sur le bois de la porte ouverte. Toutes deux attendent le temps que la politesse exige, puis entrent dans une pièce qui, en langage paysan, est la salle. Il n’y a qu’un chat. Qui saute immédiatement de la chaise sur laquelle il dormait en rond pour venir se caresser aux chevilles de mesdames. Lesquelles sont manifestement sensibles à ces caresses félines, puisque l’une, la fille, s’incline aussitôt, la main tendue, et rend caresse pour caresse en ajoutant le poids léger de son sourire odorant.

Le silence n’a pas changé, l’austérité non plus. Et à part le chat, il n’y a toujours rien, c’est-à-dire pas un homme à l’horizon. Si les dames sont étonnées de cette absence d’hôte, elles ont assez de délicatesse pour ne manifester aucune impatience. Mais peut-être connaissent-elles le personnage qu’elles viennent visiter… ? Pour lors, après s’être avancées jusqu’à une grande table, avoir constaté que la porte intérieure, ouverte sur l’escalier conduisant à l’étage, était sans doute un signe de présence prochaine, l’une et l’autre, s’autorisant de cette permission, acceptent une chaise et sobrement s’assoient. Deux dames rendues encore plus belles par leur courtoisie ainsi exprimée, sans l’ombre d’un témoin.

Le chat a regagné sa chaise personnelle. Par la porte grande ouverte, le ciel et les sapins entrent se mettre également à table. Il est vrai que cette salle est aussi sévère qu’eux. La jeune dame continue cependant à offrir le pourpre de son sourire, les yeux dorés, les joues veloutées comme le ventre d’une abeille. Le silence en croit ses oreilles, puisqu’il ose enfreindre sa bonté pour sagement murmurer un mot très doux, très pur, très clair, à ces deux dames qui, bien qu’elles sachent d’une science sûre exprimer un respect parfait pour ce lieu étrange, sont étreintes d’un douloureux sentiment de solitude.

La salle où elles attendent est aussi dépouillée que l’air, le silence, le ciel et les sapins sont simples. C’est une salle utile. Sa beauté est de même nature que celle de l’outil : il n’y a rien de trop. Un bruit ? Non, le glissement d’un silence dans le silence comme du lait dans du lait. La jeune dame sourit. Sa beauté est de même nature que la caresse du chat, et la sienne au chat, une caresse utile, sans rien de trop. À cet instant, l’autre dame tourne à peine la tête du côté de l’escalier, tandis que les lèvres de sa bouche dessinent lentement dans son visage aussi plein qu’une rose lourde, un immense geste de pudeur bienveillante. Elle se lève comme on s’agenouille dignement, et tend sa main… Tandis que la jeune dame déjà debout s’offre à la délectation invisible du regard persan (pénétrant et doux) de Guy Brémond.

Tous ses amis ont bénéficié de cette atmosphère impérieusement modeste et simple. Les dames sont maintenant ses amies, les amies de son œuvre ; une œuvre qu’elles mangent de caresses en l’installant sous leurs yeux, sur les murs de leur maison.

 

 

 

 

 

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15 juillet 2009 3 15 /07 /juillet /2009 05:26


Certains… Comment les nommer – question maintes fois posée ! – : critiques d’art, critiques littéraire, musicaux, historiens de l’art, amateurs (forcément éclairés), esthètes, professeurs, spécialistes de l’art contemporain… ? Toujours est-il que quelque soit l’intitulé de leur activité, certains de ces éminents personnages, confrontés par exemple à la peinture d’un arbre, d’un homme, d’une femme, d’une poule ou d’une fleur, abrègent un tel face-à-face en concluant par ces mots sans réplique : « aucune originalité ».

Ah bon. Original… Dans cette acception, cela veut évidemment dire : qui ressemble à d’autres peintures, qui n’est ni nouveau, ni neuf, ni personnel, qui n’est pas soi-même, qui est sans intérêt, banal, et à la fin des fins qui n’a pas de moi.

Or le comble de la banalité est l’excès “d’originalité”, la démesure. Cette banalité-là, plus que répandue, grâce à cette sorte de sophistes – intellectuels distingués faisant métier, commerce, de leurs sophistications (“Les sophiste ne sont que d’habiles gens, qui savent manier le peuple, le flatter dans ses préjugés et ses désirs…” Platon, Répu. VI, 492 s.), donc exagérément à la mode, banalité louée, adulée, mirobolée et payée avec la même débauche d’abus qui fait illusion, est donc qualifiée par les susdits éminents personnages d’originale. Bien entendu quelle que soit la nature de l’œuvre : architecturale, chorégraphique, cinématographique, picturale, etc.

Ce fait ordinaire démontre deux choses. La première, que ces personnages et les foules qui les suivent comme les rats dans la légende du joueur de flûte de Hameln (Basse-Saxe, Allemagne), sont totalement dépourvus d’esprit critique, de lucidité. Ou simplement d’honnêteté pour les uns, d’originalité (précisément) pour les autres. La deuxième, que la phobie de n’être pas original, d’être sans génie, de ne pas faire quelque chose de radicalement neuf, jamais vu, jamais lu ni entendu, est le moteur même de la banalité (Sartre, à propos de Jules Renard : “Il est hanté par le désir d’être original et par la crainte de n’y point parvenir”). Un moteur qui tourne à plein régime dans le but exclusif de produire nécessairement un objet qui laisse comme deux ronds de flan les fameux éminents personnages. Pour ce moteur humain il s’agit en effet de stupéfier et de récolter les fruits de ce choc de géant.

La véritable originalité n’est évidemment pas là. Entre la peinture (toujours par exemple) d’un arbre et celle d’un carré rouge, l’originalité n’est pas dans ce qui les différencie ou les oppose, mais bien dans ce qui, chez l’une ou l’autre, suscite un sentiment irrépressible. Non pas celui qui découle d’un coup de poing à l’estomac, geste barbare, mais celui qui naît d’une sensation d’intimité réciproque, geste amoureux. Faire une chose jamais vue ni vécue n’est pas plus obligatoirement synonyme d’originalité que digne d’admiration. Inversement, une chose originale n’est pas inévitablement digne d’éloge et d’émerveillement. En témoignent assez toutes les monstruosités que le génie humain (qu’il soit bon ou mauvais, il s’agit toujours de génie – d’ailleurs celui-ci est fréquemment accolé à la folie…) a mises au monde…

Il faut donc garder constamment à l’esprit que seules quelques indispensables notions (élémentaires) assurent simultanément l’originalité et l’authenticité – le progrès. Des notions si connues que les moteurs humains en mal de génie se dépêchent de disqualifier en les qualifiant de surannées, d’obsolètes, d’archaïques, afin d’éviter d’avoir à les utiliser. Il n’est peut-être pas inutile d’en citer à nouveau quelques-unes : la modestie, la simplicité, la mesure, l’ordre, le rien de trop, l’amour… Des notions et des mots aussi vieilles et vieux que l’homme. De ce point de vue, le nouveau-né est un vieillard. Dès lors que l’égoïsme, l’abus, le désordre, la démesure, la complication et la vanité vivent dans un homme, l’œuvre qui en sortira ne peut qu’être banale, banalité virulente jusque dans le despotisme de sa prétention.

De sorte que nos éminents personnages ne font que pérorer à la surface des choses. Ce sont de ces hommes qui, en croisière au large des Philippines, courageusement allongés sur leur transat, ignorent que sous la quille de leur esquif il y a une profondeur de 10 à 11000 mètres…

 

« Le bonheur n’est jamais que la perfection de l’horizon, même si la femme fait avec l’homme la perfection de la verticalité.

– Ce jet d’eau douce prend sa source dans la mer, dont la lèvre rejoint celle du ciel vers qui ce flambeau monte.

            Il n’y a pas de paradis au sommet de l’amour, il n’y a qu’une lumière immobile qui éclaire le ciel et la mer. –

            Même si l’homme fait avec la femme la perfection de la vie, l’horizon n’est jamais que le visage de la mort sur le rivage du bonheur. »

 

© Guy Brémond, in Récitatif.

 

 

 

 

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14 juillet 2009 2 14 /07 /juillet /2009 06:45


L’œuvre anonyme trouble les hommes. Ils veulent savoir, connaître ; cela fait partie de leur plaisir. Sonate, silence d’une peinture ou sonnet, s’ils en sont touchés, ils se tournent aussitôt pour demander : « c’est de qui ? ». La réponse les satisfait si elle est outillée d’une bibliographie dont la liste comporte au moins une biographie. Si en revanche la réponse les informe que nul ne sait, alors bien souvent ils se détournent en disant simplement : « dommage !… »

Ce n’est pourtant pas faute, de la part d’une foule de spécialistes, d’avoir épluché des kilomètres de documents, d’avoir exploré des bibliothèques, hanté des états civils, poursuivi à la loupe des traces impondérables, des indications friables, etc. Travail harassant, de titan, de fourmi, de patience, de bénédictin… Au bout duquel, en dépit d’un résultat fait de suppositions et dont la rédaction tiendrait sur un timbre-poste, les plus hardis de ces spécialistes rédigent un pavé de mille deux cent quatre-vingt-quatorze pages d’un texte serré, savant, érudit, avec apparat de notes de partout.

Le pavé avalé, on a oublié l’œuvre. Si par extraordinaire un de ces audacieux lecteurs retourne à la sonate, au silence du tableau ou au sonnet, et s’il est honnête (mais il l’est : le fait de retourner à la source vive l’annonce déjà), force lui est alors de convenir qu’il connaît beaucoup mieux l’auteur anonyme en plongeant dans son œuvre qu’en plongeant dans la glose des doctes fouilleurs de poussière.

Si ce genre d’aventure concerne principalement les hommes des siècles passés, a fortiori des millénaires, le même genre regarde aussi, parfois, certains hommes d’aujourd’hui. Laissons de côté l’aspect purement commercial de l’affaire, dans ce domaine, en effet, on veut tout savoir et avoir pour les besoins de la cause. Demeurons du côté sensible de l’homme. Sensible parce qu’au moindre attouchement, au plus léger effleurement, l’être tout entier vibre si intensément qu’il n’est pas faux d’affirmer que l’extrême plaisir est une extrême douleur. En tout cas la vibration en question a la même fonction que la douleur : elle signale une chose d’importance vitale.

L’œuvre dont nous parlons ici depuis le début n’est évidemment pas anonyme, puisqu’elle porte un prénom et un patronyme : Guy Brémond. Lequel ne se cache pas : il signe en toutes lettres. Il n’empêche que pour celle ou celui qui fait inopinément connaissance avec l’une de ses peintures ou l’un de ses livres, les mots Guy Brémond ne disent pas plus que le mot anonyme. Certes, le savoir-vivre n’attendant pas le nombre des années, Madame ou Monsieur exprimeront leur légitime curiosité avec tact, discrétion, retenue. Il n’en est pas moins vrai que leur curiosité aspire à se voir sinon comblée, du moins à peu près renseignée. C’est-à-dire apprendre l’âge du personnage, son lieu de vie, sa formation, quelques dates importantes, ses expositions, éditions… Le minimum. Certains réclameront à cor et à cri une photo, exigeront peut-être même de le rencontrer en chair et os (pendant qu’il en est encore temps…) : le maximum. Précisément le motif de la fuite du personnage mis ainsi sur la sellette, et que les anthropophages effraient.

Au reste, quand même ces maximalistes rencontreraient la chair jusqu’à l’os de Brémond, ils n’en seraient pas plus avancés. Il y a même fort à parier que face à cet homme ils seraient réduits à repartir Gros-Jean comme devant. Et malcontents d’eux comme de lui. Ce qui est la plus mauvaise direction à prendre pour à la fois aimer une œuvre et comprendre un homme.

Si l’on a eu la patience, jointe à l’indulgence, de lire tout ce qui précède jusqu’ici, on sait pourquoi et comment Brémond est devenu l’anonyme que l’on connaît (si j’ose dire). On connaît en effet son caractère, sa personnalité, ce qu’il aime, à quoi il est sensible, ce qu’il redoute, ce qu’il abhorre, ce qu’il fait, dessine, peint, écrit… Que demander de plus ? La couleur de ses yeux, sa corpulence, ce qu’il mange, boit, etc. ? N’est-ce pas préférer l’écorce à la pulpe ?

Pour qui prendrait ces pages en marche, répétons que l’ambivalence caractéristique de Guy Brémond est dans le fait que tout en poussant la discrétion – en d’autres termes ce qu’il peut dire –, en poussant la réserve – en d’autres termes ce qu’il doit taire –, jusqu’à l’effacement, il pousse jusqu’à ses ultimes conséquences sa déclaration d’amour. Car telle est bien la nature singulière de son œuvre.

Que celles et ceux qui sont allergiques à de tels aveux, ou seulement troublés par eux, évitent donc de fréquenter cette œuvre et cet homme, qui l’une et l’autre leur resteront ainsi insensibles puisque préservativement laissés dans leur anonymat.

 

« Il est allé de partout. Aujourd’hui il est là. Pour tous il est tombé bas. Tombé. Cassé. Pour tous. Les tous et toutes rencontrés de partout et laissés ailleurs qu’ici.

De partout : Perpignan, Paris, Lille, Briançon… Tous les mêmes. Toutes aussi à se copier, plagier. Toutes et tous à faire, à dire, à penser bas ce que lui ne fait, ne dit, ne pense pas. Il est las. C’est pourquoi.

Pourquoi il est là. Tombé bas. Pas parce qu’on l’a mis bas depuis combien ? quarante, cinquante ans ? Une mise à mal. Mais il ne se plaint pas. Non, il ne se plaint de rien et ici-bas il ne doit rien à personne.

Personne ne vient ici. Jamais. Il le sait, il est sûr. Lui est allé de partout. Il s’est fait mal. Mais c’est dépassé. Aujourd’hui il est là, les autres sont ailleurs, partout autour. Sauf ici. Il est bien tombé, il en est sûr.

Sûr que là-bas, partout n’importe où, sûr qu’ils sont nombreux à gagner, à perdre et à regagner coûte que coûte jusqu’au bout. Lui n’a jamais rien gagné. Il n’a pas eu le temps : trop occupé à le prendre pour ne pas le perdre. Il n’a perdu que l’argent qu’il n’a pas eu. Ici c’est bien, c’est rien. Personne ne vient pour lui dire de décaniller. Il est bien tombé. Ici il vit.

Jusqu’ici il n’a pas vécu ; il a marché, dans tous les sens ; et pas seulement celui de la marche en avant. Mais c’est terminé. Il est allé à droite, à gauche, zigzag, de partout en vain, une ligne de vie brisée. Parce que de partout, les hommes, les femmes ou les deux à la fois, sont des poteaux indicateurs, des maîtres étalons qui plient l’homme à leurs mesures. Et des horaires. Et des barrières, et des girouettes, et des épouvantails… Et des sirènes. Et des Silène. À fouet, à lacrymogène, à fléau ivre de justice vengeresse.

C’est pour ça qu’il est tombé. De l’échelle sociale, de l’escalier de service, de l’ascenseur des places, de la pyramide des âges. Pas de haut, mais très vite trop bas, l’abîme. Le plancher de terre battue qui est le plafond des pauvres, au lieu que le plafond est le plancher des riches. D’ailleurs il n’est jamais monté à la cime de l’arbre de la liberté, il n’en connaît que la trique.

Ici c’est du silence, des feuilles, des insectes, des oiseaux, des branches, de l’eau Et des buses qui planent au-dessus. Ici plus d’horaires, que le jour et la nuit avec le hululement laineux des hulottes.

Il pleut. Il regarde la pluie tomber et trouve étrange d’être bien dans cette beauté. Le torrent se tord en croulant. Fini de courir dans la rue à chercher en dératé le numéro, la porte, à s’y engouffrer, monter en quatrième et forcer, fermer, souffler… Le gîte. Vivre en cafard, l’air toujours plus naturel que nature, et se taire, se terrer, filer en douce. Le flair, l’habitude, le dos rond à raser les murs, fuir. Les seuls papiers utiles c’est l’hygiénique pour chier, se torcher. Car n’avoir sur soi que l’administratif avec la fouire au derge en pleine rue dont les chiottes sont à péage, c’est la torture… Comme le bruit de la foule des hommes, des femmes, des voitures, des lois sans foi, des juges à fléaux, des psys à fouets, des flics à matraques. Des foules de poteaux d’épouvante, de codes à barres et à horaires qui détraquent, de barrières à ordres. Un déluge de coups de pied dans les reins, le dos, le ventre, la tête. Et les chiens qui aboient : papiers ! papiers ! ce pareil au même pan ! qui claque dans la tempe…

C’est pourquoi. Cinquante ans. Beaucoup trop et trop lent. Pas long : lent. Menuisier, chaudronnier, typographe, instituteur, jardinier, médecin. Habiter 23 rue Marie Curie ou 12 allée des Lilas, 3ème étage, avec pour passer le temps les factures d’eau, de gaz, d’électricité, la quittance de loyer, les cartes d’identité, d’électeur, bancaire, sécurité sociale, assurances, téléphone, permis de conduire, avis de… Cravate, complet gris clair… C’est tout ? C’est vain. D’user sa vie à extirper son droit d’être à l’endroit de cet envers, à fuir les mâchoires de l’étau et courir ailleurs vers un horizon identique qui barre la route de secours. Et pour avenir revenir sur des pas semés tout du long de sa vie dans la crainte de s’égarer. Mais des pas perdus sous des milliers d’autres, des pas dévorés par les pieds comme les miettes le sont par les corbeaux. On ne tend pas la main à des pieds, même des pieds policés, encore moins policiers. D’ailleurs la mendicité est interdite. Alors c’est la rue, les foyers et le train en voie de garage des sigles, des abréviatifs, des salles d’attente, des salles de police : le fléau battant la paille pour avoir le blé… De partout. Brest, Clermont-ferrand, Strasbourg, Tours, Limoges, Limoux, Dax… Il a traversé des monts, des vaux, des ponts, des paradis interdits, des tentations torturantes. Pour toujours marmitonner la misère, fuir la suspicion, les quat’zyeux des juges, des flics, des patrons, des matrones… Et jamais un homme, jamais une femme. Que des mains, des yeux, des pieds, des idées, des lois, des ordres, des triques, du fric. Il est las.

Lassé du pilori. De la torture. Du poteau d’exécution des horaires à barillet, pan ! pan ! pan ! Cinquante carats d’une vie de barreau de chaise à jeter à la casse. Parce qu’il est cassé, s’est fait casser. Dans les règles, dans les lois. Il est sûr. Et ce n’est pas difficile d’être sûr. C’était cousu, il s’attendait. Il s’est toujours attendu à ça. Ça s’est d’ailleurs fait ni vu ni connu, une lettre à la poste. D’un coup, paf ! dégradé, cassé de son titre d’homme comme l’épée brisée sur le genou, crac ! les morceaux au ruisseau, hop !

Le torrent. Un beau bruit de fraîcheur fruitée. Ici à l’ombre, à la nuit, les yeux plongés dans ce fourreau de velours. Lassitude… Il part un samedi. Très tôt. Très vite il se ramasse les morceaux, quitte le squat, le caniveau, le pavé. Il fait nuit. La nuit des villes. Le macadam, les trottoirs, les feux dictateurs, les noctambules blêmes retour de boîte qui rentrent dare-dare à l’écurie. La planque dans les portes cochères ; les flics, les échangeurs : des monstres. Et l’autoroute, les talus, les rues de banlieue. Et la route. Seul. Et suspect. Dégradé. On lui a interdit le port de l’homme. Plus l’droit ! Ça se mérite, ça se gagne ! Il ne vaut rien, c’est un vaurien. On ne le reconnaît pas : il n’a pas l’aspect des hommes bon teint ne saurait mentir ; on se méfie, on se défie. On ne se fie pas à son air bonace de sale chien sans race. 

Alors il marche. Il marche tous les jours sans chercher à se rafistoler, à recoller ses morceaux. Deux. On l’a cassé en deux. Un accident du travail. Camouflé, contesté, nié. « Monsieur le juge », essaie-t-il… Il sait tout : le monsieur, le juge, la loi, le patron, le hasard, le temps, la société, ça fait sept et bien plus, tandis que la justice ça ne fait toujours qu’un. Il est las. Il pleut. Il est au bord du torrent, en bas d’un pré pentu. Des arbres nus le bordent, des sapins. Il est bien. Tellement bien, même, que ça lui donne envie de rire. Mais que l’envie ; une crispation, un spasme, l’estomac noué.

Cinquante ? Être allé de partout sans penser venir ici plus tôt… La vie est courte et bien lente. Le torrent truitelle son silence. Il pleut. Il est assis, ses morceaux ramassés. Le bas bout de sa route. Le bon. Il laisse dans son dos tout ce qu’on lui a dit et répété : « Vous faites fausse route ! Vous avez tort, c’est pas comme ça qu’il faut s’y prendre ! Vous n’arriverez jamais à rien, jamais ! » Et puis : « Vous voyez bien ! » Et puis bientôt le vous disparaît au profit du tu, parce qu’avec lui on est à tu et à toi, sans gants, sans pommade ni vaseline, à sec. « Tu te mets dans ton tort à vouloir toujours n’en faire qu’à ta tête ! Têtu comme une mule, hein ! C’est bien la peine, tiens ! On se donne du mal, de l’or aux cochons, oui ! » Et puis encore : « On finira par te ramasser dans le ruisseau, eh si ! Tu verras si ce que je dis n’est pas vrai !… » Des juges, toujours les plus forts en tout qui le poussent dans le dos...

Il est arrivé. Il n’y a plus rien. Il est soulagé. Le bruit du torrent, la pluie, l’odeur épaisse de l’herbe, de la terre mouillée. Ici la nuit lui fait du bien. Ici il n’y a pas d’homme de loi, pas de lois ni d’hommes ; il n’y a rien, que lui.

Il se lève, cassé en deux, laborieux, las. Il ne se plaint pas. Il s’appuie juste aux arbres, avance, empoigne les touffes de fougères, descend… Il ne voit rien, mais qu’importe, il sait. Son pied entre dans l’eau. Le bruit plissé du torrent le remplit d’une eau vive. Jolie, dit-il sans s’entendre avec une envie de rire qui lui dénoue l’estomac tandis qu’il s’enfonce dans le trou d’eau. »

 

© Guy Brémond, in Laissés pour compte.

 

 

 



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13 juillet 2009 1 13 /07 /juillet /2009 06:15


Toutes les œuvres de tous les hommes le démontrent : rien n’est en dehors de l’homme, tout est en lui. Le regard qui nous regarde est déjà une œuvre à l’œuvre. Ce terrien, en moins de cent ans, engouffre jour après jour l’univers tout entier, le connu comme l’inconnu, et ce qu’il restitue de cette grandeur physique est, sous diverses formes, l’intérieur d’une grandeur d’âme.

Rien n’est plus fascinant qu’un tel intérieur. Et tous les intérieurs, ces intimités, ces chambres closes qui nous font pénétrer dans les êtres et les choses. Laissés à nous-mêmes, nous voyageons la plupart du temps à l’extérieur, à la surface de l’essentiel et à la vitesse du hors-bord nommé monsieur Untel. La vie est courte sur la cendrée sociale, professionnelle…

L’homme fasciné contemple, et vit en profondeur. C’est le pécheur qui plonge en apnée pour aller jusqu’au fond de l’obscurité cueillir une perle, naturellement rare. L’œuvre et l’homme sont alors le temps incessamment présent.

Certes, tous les poèmes, toutes les musiques et peintures ne suscitent pas uniformément la même intensité de fascination contemplative. Sans inutilement faire état des supercheries que sont les faux poèmes, les fausses musiques, les fausses peintures – dont les appas sont semblables aux seins (artificiellement) hypertrophiés de certaines dames –, le principal défaut d’intensité tient moins à l’œuvre qu’à celui qui pose son regard sur elle. Un regard lourd du poids de culture dont son cerveau est plein. On croit trop souvent que le savoir est comme l’avoir : plus on en est riche plus on a de pouvoir. En l’espèce, c’est le contraire qui est vrai. Il ne s’agit pas d’ignorance, mais de nudité. Pour être libre il ne faut pas s’encombrer de bagages.

On découvre alors que si le poème ou la peinture sont fascinants au point de nous entraîner dans leur profonde nudité, c’est parce que l’auteur du poème ou de la peinture est lui-même nu, sans bagage, sans baluchon, sans auréole ni feuille de vigne.  

Nous l’avons parfois souligné : Guy Brémond a fait le choix, une fois pour toutes, de jeter par-dessus bord tous les sacs de sables qui pesaient dans la nacelle de son esprit. Le cerveau, le regard, le cœur et le corps ainsi délestés de toutes les munificences superflues, il a pu s’élever. À ce propos, on a parlé de fuite. Mais parce que son ballon d’oxygène fut précisément son échapper belle.

C’est là que l’on retrouve la nudité. En effet, aussitôt hors de danger, jetant son dévolu sur le pays du silence, il s’empresse d’enraciner sa solitude dans cette profondeur accueillante afin, grâce à ce corps à corps, d’y faire croître et embellir ce qui devient son œuvre.

Devant laquelle on se tait pour l’écouter comme on écoute le soir en le regardant blanchir le ciel. C’est ainsi que celui qui écrit ici est si bien réduit au silence, qu’il ne peut que laisser la parole au poète.

 

« Ma parole est l’herbe que foulent ceux qui me cherchent.

– Arrêtez-vous, écoutez l’herbe soupirer.

Je suis sortie du compartiment des dupes. Ne me retenez pas, ne m’exhumez pas, ne m’empêchez pas d’être morte !

           Mes larmes sont ces fruits rouges que vos yeux aiment à lire jusqu’à vous en remplir la bouche.

– Bercez-moi, que mon sang ne se fige… »

 

  © Guy Brémond, in Récitatif.

 

 



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