L’œuvre anonyme trouble les hommes. Ils veulent savoir, connaître ; cela fait partie de leur
plaisir. Sonate, silence d’une peinture ou sonnet, s’ils en sont touchés, ils se tournent aussitôt pour demander : « c’est de qui ? ». La réponse les satisfait si elle est
outillée d’une bibliographie dont la liste comporte au moins une biographie. Si en revanche la réponse les informe que nul ne sait, alors bien souvent ils se détournent en disant
simplement : « dommage !… »
Ce n’est pourtant pas faute, de la part d’une foule de spécialistes, d’avoir épluché des kilomètres
de documents, d’avoir exploré des bibliothèques, hanté des états civils, poursuivi à la loupe des traces impondérables, des indications friables, etc. Travail harassant, de titan, de fourmi, de
patience, de bénédictin… Au bout duquel, en dépit d’un résultat fait de suppositions et dont la rédaction tiendrait sur un timbre-poste, les plus hardis de ces spécialistes rédigent un pavé de
mille deux cent quatre-vingt-quatorze pages d’un texte serré, savant, érudit, avec apparat de notes de partout.
Le pavé avalé, on a oublié l’œuvre. Si par extraordinaire un de ces audacieux lecteurs retourne à
la sonate, au silence du tableau ou au sonnet, et s’il est honnête (mais il l’est : le fait de retourner à la source vive l’annonce déjà), force lui est alors de convenir qu’il connaît
beaucoup mieux l’auteur anonyme en plongeant dans son œuvre qu’en plongeant dans la glose des doctes fouilleurs de poussière.
Si ce genre d’aventure concerne principalement les hommes des siècles passés, a fortiori des
millénaires, le même genre regarde aussi, parfois, certains hommes d’aujourd’hui. Laissons de côté l’aspect purement commercial de l’affaire, dans ce domaine, en effet, on veut tout savoir et
avoir pour les besoins de la cause. Demeurons du côté sensible de l’homme. Sensible parce qu’au moindre attouchement, au plus léger effleurement, l’être tout entier vibre si intensément qu’il
n’est pas faux d’affirmer que l’extrême plaisir est une extrême douleur. En tout cas la vibration en question a la même fonction que la douleur : elle signale une chose d’importance
vitale.
L’œuvre dont nous parlons ici depuis le début n’est évidemment pas anonyme, puisqu’elle porte un
prénom et un patronyme : Guy Brémond. Lequel ne se cache pas : il signe en toutes lettres. Il n’empêche que pour celle ou celui qui fait inopinément connaissance avec l’une de ses
peintures ou l’un de ses livres, les mots Guy Brémond ne disent pas plus que le mot anonyme. Certes, le savoir-vivre n’attendant pas le nombre des années, Madame ou Monsieur exprimeront leur
légitime curiosité avec tact, discrétion, retenue. Il n’en est pas moins vrai que leur curiosité aspire à se voir sinon comblée, du moins à peu près renseignée. C’est-à-dire apprendre l’âge du
personnage, son lieu de vie, sa formation, quelques dates importantes, ses expositions, éditions… Le minimum. Certains réclameront à cor et à cri une photo, exigeront peut-être même de le
rencontrer en chair et os (pendant qu’il en est encore temps…) : le maximum. Précisément le motif de la fuite du personnage mis ainsi sur la sellette, et que les anthropophages
effraient.
Au reste, quand même ces maximalistes rencontreraient la chair jusqu’à l’os de Brémond, ils n’en
seraient pas plus avancés. Il y a même fort à parier que face à cet homme ils seraient réduits à repartir Gros-Jean comme devant. Et malcontents d’eux comme de lui. Ce qui est la plus mauvaise
direction à prendre pour à la fois aimer une œuvre et comprendre un homme.
Si l’on a eu la patience, jointe à l’indulgence, de lire tout ce qui précède jusqu’ici, on sait
pourquoi et comment Brémond est devenu l’anonyme que l’on connaît (si j’ose dire). On connaît en effet son caractère, sa personnalité, ce qu’il aime, à quoi il est sensible, ce qu’il redoute, ce
qu’il abhorre, ce qu’il fait, dessine, peint, écrit… Que demander de plus ? La couleur de ses yeux, sa corpulence, ce qu’il mange, boit, etc. ? N’est-ce pas préférer l’écorce à la
pulpe ?
Pour qui prendrait ces pages en marche, répétons que l’ambivalence caractéristique de Guy Brémond
est dans le fait que tout en poussant la discrétion – en d’autres termes ce qu’il peut dire –, en poussant la réserve – en d’autres termes ce qu’il doit taire –, jusqu’à l’effacement, il pousse
jusqu’à ses ultimes conséquences sa déclaration d’amour. Car telle est bien la nature singulière de son œuvre.
Que celles et ceux qui sont allergiques à de tels aveux, ou seulement troublés par eux, évitent
donc de fréquenter cette œuvre et cet homme, qui l’une et l’autre leur resteront ainsi insensibles puisque préservativement laissés dans leur anonymat.
« Il est allé de partout. Aujourd’hui il est là. Pour tous il est tombé bas. Tombé. Cassé.
Pour tous. Les tous et toutes rencontrés de partout et laissés ailleurs qu’ici.
De partout : Perpignan, Paris, Lille, Briançon… Tous les mêmes. Toutes aussi à se copier, plagier. Toutes
et tous à faire, à dire, à penser bas ce que lui ne fait, ne dit, ne pense pas. Il est las. C’est pourquoi.
Pourquoi il est là. Tombé bas. Pas parce qu’on l’a mis bas depuis combien ? quarante, cinquante ans ?
Une mise à mal. Mais il ne se plaint pas. Non, il ne se plaint de rien et ici-bas il ne doit rien à personne.
Personne ne vient ici. Jamais. Il le sait, il est sûr. Lui est allé de partout. Il s’est fait mal. Mais c’est
dépassé. Aujourd’hui il est là, les autres sont ailleurs, partout autour. Sauf ici. Il est bien tombé, il en est sûr.
Sûr que là-bas, partout n’importe où, sûr qu’ils sont nombreux à gagner, à perdre et à regagner coûte que coûte
jusqu’au bout. Lui n’a jamais rien gagné. Il n’a pas eu le temps : trop occupé à le prendre pour ne pas le perdre. Il n’a perdu que l’argent qu’il n’a pas eu. Ici c’est bien, c’est rien.
Personne ne vient pour lui dire de décaniller. Il est bien tombé. Ici il vit.
Jusqu’ici il n’a pas vécu ; il a marché, dans tous les sens ; et pas seulement celui de la marche en
avant. Mais c’est terminé. Il est allé à droite, à gauche, zigzag, de partout en vain, une ligne de vie brisée. Parce que de partout, les hommes, les femmes ou les deux à la fois, sont des
poteaux indicateurs, des maîtres étalons qui plient l’homme à leurs mesures. Et des horaires. Et des barrières, et des girouettes, et des épouvantails… Et des sirènes. Et des Silène. À fouet, à
lacrymogène, à fléau ivre de justice vengeresse.
C’est pour ça qu’il est tombé. De l’échelle sociale, de l’escalier de service, de l’ascenseur des places, de la
pyramide des âges. Pas de haut, mais très vite trop bas, l’abîme. Le plancher de terre battue qui est le plafond des pauvres, au lieu que le plafond est le plancher des riches. D’ailleurs il
n’est jamais monté à la cime de l’arbre de la liberté, il n’en connaît que la trique.
Ici c’est du silence, des feuilles, des insectes, des oiseaux, des branches, de l’eau Et des buses qui planent
au-dessus. Ici plus d’horaires, que le jour et la nuit avec le hululement laineux des hulottes.
Il pleut. Il regarde la pluie tomber et trouve étrange d’être bien dans cette beauté. Le torrent se tord en
croulant. Fini de courir dans la rue à chercher en dératé le numéro, la porte, à s’y engouffrer, monter en quatrième et forcer, fermer, souffler… Le gîte. Vivre en cafard, l’air toujours plus
naturel que nature, et se taire, se terrer, filer en douce. Le flair, l’habitude, le dos rond à raser les murs, fuir. Les seuls papiers utiles c’est l’hygiénique pour chier, se torcher. Car
n’avoir sur soi que l’administratif avec la fouire au derge en pleine rue dont les chiottes sont à péage, c’est la torture… Comme le bruit de la foule des hommes, des femmes, des voitures,
des lois sans foi, des juges à fléaux, des psys à fouets, des flics à matraques. Des foules de poteaux d’épouvante, de codes à barres et à horaires qui détraquent, de barrières à ordres. Un
déluge de coups de pied dans les reins, le dos, le ventre, la tête. Et les chiens qui aboient : papiers ! papiers ! ce pareil au même pan ! qui claque dans la
tempe…
C’est pourquoi. Cinquante ans. Beaucoup trop et trop lent. Pas long : lent. Menuisier, chaudronnier,
typographe, instituteur, jardinier, médecin. Habiter 23 rue Marie Curie ou 12 allée des Lilas, 3ème étage, avec pour passer le temps les factures d’eau, de gaz, d’électricité, la
quittance de loyer, les cartes d’identité, d’électeur, bancaire, sécurité sociale, assurances, téléphone, permis de conduire, avis de… Cravate, complet gris clair… C’est tout ? C’est vain.
D’user sa vie à extirper son droit d’être à l’endroit de cet envers, à fuir les mâchoires de l’étau et courir ailleurs vers un horizon identique qui barre la route de secours. Et pour avenir
revenir sur des pas semés tout du long de sa vie dans la crainte de s’égarer. Mais des pas perdus sous des milliers d’autres, des pas dévorés par les pieds comme les miettes le sont par les
corbeaux. On ne tend pas la main à des pieds, même des pieds policés, encore moins policiers. D’ailleurs la mendicité est interdite. Alors c’est la rue, les foyers et le train en voie de garage
des sigles, des abréviatifs, des salles d’attente, des salles de police : le fléau battant la paille pour avoir le blé… De partout. Brest, Clermont-ferrand, Strasbourg, Tours, Limoges,
Limoux, Dax… Il a traversé des monts, des vaux, des ponts, des paradis interdits, des tentations torturantes. Pour toujours marmitonner la misère, fuir la suspicion, les quat’zyeux des juges, des
flics, des patrons, des matrones… Et jamais un homme, jamais une femme. Que des mains, des yeux, des pieds, des idées, des lois, des ordres, des triques, du fric. Il est las.
Lassé du pilori. De la torture. Du poteau d’exécution des horaires à barillet, pan ! pan ! pan !
Cinquante carats d’une vie de barreau de chaise à jeter à la casse. Parce qu’il est cassé, s’est fait casser. Dans les règles, dans les lois. Il est sûr. Et ce n’est pas difficile d’être sûr.
C’était cousu, il s’attendait. Il s’est toujours attendu à ça. Ça s’est d’ailleurs fait ni vu ni connu, une lettre à la poste. D’un coup, paf ! dégradé, cassé de son titre d’homme comme
l’épée brisée sur le genou, crac ! les morceaux au ruisseau, hop !
Le torrent. Un beau bruit de fraîcheur fruitée. Ici à l’ombre, à la nuit, les yeux plongés dans ce fourreau de
velours. Lassitude… Il part un samedi. Très tôt. Très vite il se ramasse les morceaux, quitte le squat, le caniveau, le pavé. Il fait nuit. La nuit des villes. Le macadam, les trottoirs, les feux
dictateurs, les noctambules blêmes retour de boîte qui rentrent dare-dare à l’écurie. La planque dans les portes cochères ; les flics, les échangeurs : des monstres. Et l’autoroute, les
talus, les rues de banlieue. Et la route. Seul. Et suspect. Dégradé. On lui a interdit le port de l’homme. Plus l’droit ! Ça se mérite, ça se gagne ! Il ne vaut rien, c’est un vaurien.
On ne le reconnaît pas : il n’a pas l’aspect des hommes bon teint ne saurait mentir ; on se méfie, on se défie. On ne se fie pas à son air bonace de sale chien sans
race.
Alors il marche. Il marche tous les jours sans chercher à se rafistoler, à recoller ses morceaux. Deux. On l’a
cassé en deux. Un accident du travail. Camouflé, contesté, nié. « Monsieur le juge », essaie-t-il… Il sait tout : le monsieur, le juge, la loi, le patron, le hasard, le temps, la
société, ça fait sept et bien plus, tandis que la justice ça ne fait toujours qu’un. Il est las. Il pleut. Il est au bord du torrent, en bas d’un pré pentu. Des arbres nus le bordent, des sapins.
Il est bien. Tellement bien, même, que ça lui donne envie de rire. Mais que l’envie ; une crispation, un spasme, l’estomac noué.
Cinquante ? Être allé de partout sans penser venir ici plus tôt… La vie est courte et bien lente. Le
torrent truitelle son silence. Il pleut. Il est assis, ses morceaux ramassés. Le bas bout de sa route. Le bon. Il laisse dans son dos tout ce qu’on lui a dit et répété : « Vous faites
fausse route ! Vous avez tort, c’est pas comme ça qu’il faut s’y prendre ! Vous n’arriverez jamais à rien, jamais ! » Et puis : « Vous voyez bien ! » Et
puis bientôt le vous disparaît au profit du tu, parce qu’avec lui on est à tu et à toi, sans gants, sans pommade ni vaseline, à sec. « Tu te mets dans ton tort à vouloir toujours n’en faire
qu’à ta tête ! Têtu comme une mule, hein ! C’est bien la peine, tiens ! On se donne du mal, de l’or aux cochons, oui ! » Et puis encore : « On finira par te
ramasser dans le ruisseau, eh si ! Tu verras si ce que je dis n’est pas vrai !… » Des juges, toujours les plus forts en tout qui le poussent dans le dos...
Il est arrivé. Il n’y a plus rien. Il est soulagé. Le bruit du torrent, la pluie, l’odeur épaisse de l’herbe,
de la terre mouillée. Ici la nuit lui fait du bien. Ici il n’y a pas d’homme de loi, pas de lois ni d’hommes ; il n’y a rien, que lui.
Il se lève, cassé en deux, laborieux, las. Il ne se plaint pas. Il s’appuie juste aux arbres, avance, empoigne
les touffes de fougères, descend… Il ne voit rien, mais qu’importe, il sait. Son pied entre dans l’eau. Le bruit plissé du torrent le remplit d’une eau vive. Jolie, dit-il sans s’entendre avec
une envie de rire qui lui dénoue l’estomac tandis qu’il s’enfonce dans le trou d’eau. »
© Guy Brémond, in Laissés pour compte.
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