Ce tableau, cette peinture, ce panneau peint, cette œuvre, ce poème… Pour l’homme contemplatif, de
quel mot désigner l’objet qui comble, émeut, bouleverse, enchante, charme, envoûte, commotionne, étonne, caresse, baise et blesse, cet objet d’amour et de beauté qui fait corps au cœur et à la
pensée ? De quel mot sinon de celui qui par sa réalité, sa symbolique, est immédiatement dans la bouche : cette femme…
Car cette œuvre contemplée est une incarnation, une très authentique
réalité humaine. Elle n’est pas, ou plutôt elle n’est plus un objet de la nature, mais, par la grâce du génie créateur, elle est dorénavant un objet d’incarnation humaine. C’est d’ailleurs ce
génie créateur qui, depuis l’apparition de la conscience et du langage, a mis de l’humanité dans la nature jusqu’à construire d’impressionnantes mythologies, de prodigieuses architectures
divines…
C’est par la même activité de l’esprit qu’une œuvre se trouve pourvue
d’une âme, d’un souffle, le souffle de la vie. Un souffle, une “spiritualité” (de spiritus, pneàma), exprimée par un langage et tous les outils appropriés : le mot et le calame pour l’écrire ; le chant
et la notation ; le dessin, la couleur et le pinceau ; une technique, un art. Par la maîtrise de tous ces moyens, l’homme crée l’œuvre, crée l’univers, un panthéon, une origine, un
premier homme, une première femme, Pandora, Ève… Et tous les objets qui sortent de son cerveau, de ses mains, sont issus et chargés de sa propre humanité.
De sorte qu’il est tout à fait compréhensible, que devant une beauté
qui lui “parle”, qui le “touche”, l’homme ainsi composté, imprégné de ce sentiment d’estime, d’admiration, d’émerveillement (celui qui déclenche l’extase), sentiment suscité, suggéré,
produit par la rencontre de cette beauté avouée, avérée, advenue et la sienne propre, constituée de tous ses sens en alerte, dise : j’aime ! J’aime cette beauté, cette œuvre, cette
femme. Parce que cette œuvre est éminemment douée de la parole, même silencieuse, et alors d’une pensée contenue, diffusive d’elle-même. Un colloque personnel, intime ; une relation
privilégiée, une singularité dans l’existence.
Sans doute, si dans un emportement passionné l’homme ainsi commotionné
s’emparait de l’œuvre en question pour l’embrasser, il serait aussitôt taxé de fou, de malade mental, et promptement arrêté comme un voleur, un violeur, tant sa physionomie porterait les
stigmates de l’amour. Il va de soi que la plupart du temps, dûment éduqué, même l’homme parvenu à ce stade d’ébranlement intérieur, sait transformer son comportement amoureux en comportement
simplement élogieux.
Reste que dans la solitude de son habitat, de son habitacle,
intensément “remué” en lisant un livre ou écoutant une musique, il ne paralysera pas ses mouvements passionnés, se livrant tout entier à ce qui n’est pas autre chose qu’un profond rapport
amoureux.
« […] Il n’est pas
fétichiste. Ou alors le seul fait d’éprouver une affinité élective rend automatiquement fétichiste. Aimer exclusivement telle femme, tel tableau, telle musique, telle poésie, telle porcelaine,
etc., relève de l’adoration. Par conséquent aimer lire cette poésie, écouter cette musique, contempler ce tableau, goûter cette porcelaine, se plaire incessamment avec cette femme et tout ce qui
s’y rapporte, jusqu’à ses lettres, ses regards, ses mots doux, ses caresses, les dentelles de ses dessous, ses conseils, et, lorsqu’elle n’est plus – elle, mais avec elle les auteurs, les
peintres, les musiciens… –, aimer ce qu’elle a laissé, l’œuvre et les outils de sa vie, est-ce du fétichisme ou de l’amour ? C’est tout à la fois du respect, de l’estime, de la vénération,
du plaisir jusqu’à la jubilation et l’extrême gratitude. Bref, c’est de l’amour. Il n’est donc pas fétichiste (et même s’il l’était, la belle affaire !) en venant dans ce cimetière poser son
regard sur cette tombe. […]
Non, la rareté, c’est la femme, son œuvre, sa vie, sa chair, son âme. Et c’est ce dont il s’occupe
immédiatement. Le temps de jeter deux coups d’œil par-dessus ses épaules gauche et droite, histoire de contrôler qu’il est bien ici le seul vivant debout sur ses pieds, et embrassant à nouveau la
tombe, il se met à ronronner un poème comme s’il murmurait une prière. À ceci près que son poème n’a rien à voir avec une prière. À moins que tout poème soit par nature une prière – mais non
inversement –, ce qui est possible. Toujours est-il qu’il le ronronne jusqu’au bout. Arrivé à ce bout, il enchaîne avec un autre et ne s’arrête plus. À croire qu’il sait tout un livre par cœur,
ce qui est certainement le cas. Ou tout un cœur par cœur, ce qui est la même chose. De plus, il récite comme d’autres boivent : régulièrement, sans hâte, sans traîner, portant à sa bouche un
poème sans faux col, le goûtant comme on goûte un baiser, puis, l’ayant ainsi humecté de sa propre substance, il le prononce de telle sorte que les mots s’incarnent, prennent du poids, de la
densité, du volume, de l’intensité, jusqu’à même former devant lui, sur la pierre tombale, un corps vivant, nu, blanc d’une blancheur lumineuse, très douce, très sereine, immobile avec à peine
seulement un imperceptible balancement, comme la scansion d’une rame plongeant alternativement dans le silence et dans la voix que rien n’altère, limpide, qui bat, elle aussi, semblable à la
bulle d’une veine sous la peau fine et transparente, une voix pareille à une main, à la caresse d’une main, une voix qui d’ailleurs a la souplesse, a la tendresse intrépide, la force et la beauté
jusqu’à la hardiesse communicative des pressions convaincantes. Un poème après l’autre qui mettent au jour une femme qui se reconnaît en eux comme dans un miroir, qui s’y mire, qui s’en sert pour
vêtir sa nudité fraîche, sa vénusté nouvelle, et qui bientôt double la voix du récitant, s’y superpose jusqu’à même lui prendre la parole et continuer le poème qui sans cette initiative resterait
enchaîné à son point final écrit jadis sur son cahier resté ouvert. Une femme qui maintenant sourit tout en ne cessant de dire son amour, son émerveillement, ses enchantements ; qui
s’approche tout près du bord de la pierre, s’approche du récitant muet dont les yeux l’envisagent et dans la prunelle desquels elle souffle ses mots jamais encore dits, des douceurs issues d’une
gestation de plus de quarante ans, des mots venus d’une lointaine enfance qu’elle donne comme elle donnerait le lait de ses seins à un nouveau-né… […] »
© Guy Brémond, in Récitatif.
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